C’est si bon !
Je quitte l’EHPAD le cœur lourd, l’humeur aussi sombre que ce ciel d’Auvergne. La pluie s’abat à grosses gouttes sur les portes vitrées. Avec Mini-CEO, nous nous hâtons. Je le sangle dans son siège, chausse mes lunettes et démarre en soupirant. La radio déverse ses calamités ; le monde va mal. Il n’était déjà pas bien jojo mais depuis quelques semaines, c’est le grand plongeon. On dirait mes notes en maths, à l’époque : a touché le fond mais creuse encore. Je coupe le son ; en cette période de Toussaint, même un macchabée deviendrait dépressif !
Peu après, nous nous garons devant une jolie maison aux allures scandinaves. La pluie a cessé, le vent s’est calmé. Mini-CEO râle ; il va être le plus petit et il est sûr que personne ne voudra jouer avec lui. Je le rassure, sa grande copine est là et elle doit l’attendre avec impatience !
Pas le temps de sonner qu’une rumeur joyeuse descend depuis la maison. Nous ne nous sommes pas vues depuis près d’un an. C’était, je crois, autour de Noël. Mais c’est comme si nous nous étions quitté la veille. La troupe est loin d’être au complet mais qu’importe ! Je suis vite contaminée par la bonne humeur ambiante. Avec elles, je retrouve l’insouciance du collège, l’angoisse du bac, les folies de la vingtaine, les débats de la trentaine, les bilans de la quarantaine. Bref, les amies. Celles qui depuis trente ans, sont là dans les bons comme les mauvais moments, celles avec qui j’ai souvent ri à en avoir mal au ventre pendant deux jours, celles qui encouragent, celles qui rassurent. Celles avec qui j’ai partagé des parties de Twister endiablées, celles qui plaqueraient tout pour faire tourner une fois de plus la roue du jeu, même avec un périnée flingué. Mini-CEO se serre tout contre moi ; ça en fait du monde pour ce fils unique ! Mais dans quelques minutes, la timidité sera oubliée et il jouera avec les autres enfants.
Toute en piaillant, nous nous installons sous la véranda et c’est alors que le soleil apparaît. Véridique. Alors oui, c’est bateau. Ca frise même le cliché dégoulinant. Ouais, peut-être. M’en tape. Retrouver ses amies d’enfance, même pour deux petites heures, « C'est Si Bon » comme le chantait Yves Montand. Et si la tisane et les gâteaux ont remplacé les bières, les parties de billard et les déambulations nocturnes, le bonheur d’être ensemble est resté intact. Nous saluons l’énergie sans borne de celle qui jongle entre les gardes, ses trois garçons et le transport bihebdomadaire d’une contrebasse. Nous regrettons l’absence de celles qu’on ne voit plus guère. C’est comme ça ; la vie fait son œuvre… Nous parlons des enfants, des parents, de Paris, de Lyon, du lac d’Annecy, de physique de l’atmosphère, d’écriture, de traçabilité des solvants… Bref de ces tous et de ces riens pourtant si précieux. Aucun jugement, juste de l’écoute. Et on se dit qu’il faudrait prévoir un restau d’ici deux ans. Non, plutôt d’ici un an, comme ça, dans deux ans, on aura réussi à caler une date. Dehors, les enfants font une partie de chat perché qui se prolonge en une partie de cache-cache.
La nuit est tombée. Les deux heures ont largement été dépassées. Je sangle une nouvelle fois Mini-CEO dans son siège. Je rechausse mes lunettes et actionne les essuie-glaces ; la pluie est revenue. La radio me rappelle elle aussi au temps présent ; roquettes et missiles en tous genres, blabla de poloches, tempête en approche sur les côtes bretonnes. J’appelle vite fait mon frère pour savoir si tout va bien au bout du bout du Finistère. Mais j’ai le cœur plus léger. Le monde file peut-être à sa perte mais… P’tain qu’c’est bon de les (a)voir !