Nom d’un poulet !
— Qu’est-ce que je lui sers à M’sieur Jean ?
— Une côte de bœuf. Il fait beau, je vais faire un barbecue ! lance M’sieur Jean avec un sourire aussi grand que le soleil.
Ce M’sieur Jean, il a l’air de bonne humeur ! Sa philosophie : la vie est courte, autant profiter du voyage et du dernier né de la gamme Weber. Alors, en ce 15 août, dans cette boucherie où il fait frais, il se sent léger comme un moustique tout juste sorti de son œuf. Ça fait du bien de voir des gens apprécier les bonheurs simples. Quoique… On me glisse dans l’oreillette qu’au prix de la côte de bœuf, pas certain qu’on puisse vraiment appeler ça un « bonheur simple ». Et pis à l’heure du tout végan, il prend des risques, M’sieur Jean ! Parce que bon, depuis Sandrine Rousseau, on a bien compris qu’acheter une côte de bœuf est un acte éminemment politique ! Et au vu de l’humeur du pays, est-ce bien raisonnable, M’sieur Jean ? Enfin, j’dis ça, j’dis rien. Moi, j’attends mon tour et souris à cette gentille caricature de l’homme moderne domestiquant le feu.
Encore trois personnes. Patience… Mon attention se concentre alors sur une rôtissoire à ma gauche et dans laquelle cinq poulets tournent, résignés, à la queue leu leu. Ils pivotent lentement au rythme du grésillement, promettant un festin juteux et croustillant. Mais bon, c’est le début de la matinée, alors, il va falloir encore un peu patienter pour les agapes !
Je ne peux m’empêcher de penser que, dans cette file d’attente, ma vie ressemble diablement au destin de ces poulets. Moi aussi je mouline dans le vide, cerveau débranché. Je ne plongerai pas dans mon téléphone ; déconnexion estivale oblige, j’ai opté pour l’encéphalogramme plat et contemple mes nouveaux potes gallinacés histoire de tuer l’ennui.
— Madame, qu’est-ce que je vous sers ?
Alors, je vais vous prendre… Moi pas avoir entendu la suite qui ne m’intéresse pas. En revanche, je sens bien les minutes qui s’égrènent lentement, lentement, lentement ! Parce que la petite dame, elle semble en avoir des choses à raconter à son ami le jeune commis, entre deux bavettes et six chipolatas !
Patience donc…
Et ça cause, ça cause, ça cause devant le comptoir. Et ça tourne, ça tourne, ça tourne dans la rôtissoire.
Bon ! Elle a fini, la petite dame ?! Ah non, elle sourit, elle papote encore en sortant son porte-monnaie tandis que dehors, la file s’allonge. Encore deux personnes avant moi. Ça ne sera plus très long désormais… Enfin, ça fait tout de même huit minutes montre en main qu’elle raconte la venue de ses petits-enfants et ses belles-filles et blablabla. Tout un feuilleton. Il s’en passe des choses chez elle, dis donc !
— Pfff… Mais achevez-moi ! soupiré-je intérieurement.
Me détachant de mes poulets, je tends une oreille ; apparemment, le petit dernier est insolent à cause de sa belle-fille qui lui passe tout, et son fils n’a rien le droit de dire. Mais bon, Choubidou n’a jamais su choisir ses compagnes, que voulez-vous ! Bah, petite dame qui raconte sa vie sans se soucier des clients qui attendent alors que la chaleur monte, je te dirais bien ce que j’en pense de ton Choubidou ! Enfin, j’dis ça, j’dis rien, mais bon…
Et ça tourne, encore et encore et ça cause, encore et toujours. Moi, je me fonds dans l’attente, comme les poulets sur leur broche.
De nouveau, mon esprit s’égare…
Et si elle le faisait exprès, cette petite dame ? Imagine. Oui, imagine — de toute façon, t’as que ça à faire — une Tatie Danielle avec le sourire de Mona Lisa… Une méchante vieille dame qui crache son venin et s’amuse à faire poireauter les gens en les gratifiant de ce sourire énigmatique dont on ne saurait dire s’il s’agit d’un doigt d’honneur ou d’un soupçon de joie de vivre.
Mais dis-moi, Cocotte, c’est pas toi qui essaies d’inculquer la tolérance, la gentillesse et le respect de l’autre à Mini CEO ? Si ça se trouve, cette petite dame, elle est seule. Tellement seule qu’elle a vrillé et qu’elle s’est créé un monde bien à elle où elle vit entourée d’une ribambelle de petits-enfants et de belles-filles qu’elle s’amuse à détester gentiment.
Peut-être que c’est tout ce qu’il lui reste, cette conversation au comptoir de la boucherie… Peut-être que cette sortie est le seul moment de la journée, de la semaine, où elle adressera la parole à quelqu’un.
Peut-être que, quand elle rentrera, elle se retrouvera seule face à elle-même. Une petite poêle et une assiette. À quoi bon mettre une jolie nappe ? Plus personne ne vient la voir de toute façon depuis que son Georges est décédé. Seule à en crever, sauf qu’elle crève pas, qu’elle se dit. Ça fait quelques années maintenant qu’elle se maintient là, dans une espèce de purgatoire terrestre. Va savoir pourquoi, elle, elle n’a pas le cancer, pas d’Alzheimer… À quoi bon, hein ? Ses enfants sont loin et n’ont jamais le temps. Ses petits-enfants ? Ils sont grands maintenant et elle sent bien qu’ils n’ont plus envie de venir. Une vieille dame comme elle, c’est vrai que c’est pas très drôle… Et puis les rares fois où ils viennent, ça crie, ça fait trop de bruit, ça parle d’une façon qu’elle ne comprend pas et ça la fatigue. Mais bon, quand même, elle aime bien quand ils l’appellent pour Noël et la nouvelle année… Mais quand même, quand est-ce qu’elle ira rejoindre son Georges ? À croire que le Bon Dieu l’a rayée de sa liste.
— Madame, qu’est-ce que je vous sers ?
— Madame ?
Bon ! Elle va répondre, la Madame, pas que ça à faire, moi ! Enfin, disons que poireauter dans la file de la boucherie n’est pas un parcours de vie, quoi… Allez ! La petite Gertrude est demandée à la caisse ! Gertrude ? Gertruuuuuude ! On te d’mande !
— Mâ-dâme ?
Respire doucement, Gertrude va se réveiller et finir par passer sa commande. Tout va… Han !!! ****** de ***** ! C’est moi, la Gertrude !
— Veuillez m’excuser, lâché-je alors en tâchant de composer mon plus beau sourire.
Et voilà que je rapetisse : 40 centimètres de moins, 35 ans de moins, je rougis, je gigote et je bafouille.
— Euh, euh… euh… Bonjour Monsieur, je voudrais euh… un poulet rôti, s’il vous plaît… Monsieur.
Eh ben mes poulets, ça s’appelle être tête en l’air, ça !