C’est pas de sa faute !
Hier matin, je rédigeais un article retraçant l’Histoire du droit du travail des femmes quand, pour les besoins de ma prose, je suis allée exhumer mes vieux cours de DEA (oui, je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître).
Entre deux vieilles feuilles A4 à grands carreaux jaunies et consacrées à l’Histoire du mariage et au droit canon, je suis tombée sur un texte attribué à Rupert de Deutz, théologien belge du XIIe siècle évoquant la responsabilité d’Ève dans le péché originel. Vous savez, cette histoire selon laquelle Ève aurait croqué la pomme, incité Adam à l’imiter, entraînant ainsi le début de la fin des haricots…
Voici l’extrait :
« Comment le lui a-t-elle donné, sinon déjà par un commandement abusif ou à force de l’importuner par son entêtement féminin […]. Elle s’y est prise ainsi pour que l’homme suive sa parole plutôt que celle de Dieu. »
Un extrait « pas piqué des hannetons », si j’ose dire, quand on le lit avec cette humeur légère qui sied à une fin de semaine ensoleillée.
Au préalable, notez que notre ami Rupert part d’une hypothèse : « Comment (…), sinon » et en tire cette conclusion qui semble irréfutable : tout ça, c’est la faute d’ Ève !
Loin de moi l’envie de critiquer mais pour la rigueur et la méthodologie scientifique, on repassera. En gros, notre ami qui – vocation oblige – maîtrisait davantage la réflexionnite que ses contemporains s’est dit : « je pense, donc que j’ai raison » (Descartes est arrivé trop tard, hélas).
Mais poursuivons cette analyse quelque peu frivole du texte qui nous est soumis.
Ève aurait poussé Adam au crime par un « commandement abusif ou à force de l’importuner ». Ou comment dire tout de go que notre Ève était la « chieuse » du couple, toujours prompte à pourrir la vie du brave Adam. C’est pas très poli mais c’est l’idée, non ? Pourtant, sauf erreur de ma part, Rupert n’était pas présent au moment des faits, si ? Là encore, l’exigence de rigueur aurait commandé qu’il citât ses sources. Sinon tout cela n’est que ragot, colportage, voire pur cliché sexiste !
Et voilà notre pauvre Adam qui, jusque-là, n’avait d’autre ordre à recevoir d’ Ève que celui de mettre un peu la main à la pâte, de laver sa tasse à café et de mettre son linge sale dans la corbeille - et pas à côté -, contraint et forcé d’accéder à une requête inique de sa douce pour avoir la paix. Pauvre petit farfadet ! Et la communication au sein du couple ; ça lui parle ? Et le libre arbitre ; jamais entendu parler ?
Pis, Ève aurait importuné Adam « par son entêtement féminin ». Mais quelle jolie tournure que voilà ! Pour Rupert, point de débat ; Ève était du genre têtue. Têtue comme une bourrique même ! La tête plus dure qu’une enclume et les oreilles bouchées à la cire ! Oui, parce que du fond de sa cellule monastique, il a dû en tâter un paquet (si je puis m’exprimer ainsi) de l’entêtement féminin, notre ami Rupert ! Vous avez dit ultracrépidarien ?
Ève a agi ainsi « pour que l’homme suive sa parole ». Traduction ; elle l’a bien saoulé pour qu’il lâche l’affaire. Mouais… C’est bien connu, Monsieur écoute toujours Madame ! Sérieusement, quel Cher et Tendre écoute les conseils de sa dulcinée, hein ? Dites-moi ; ça m’intéresse. Non parce que, personnellement, lorsque je dis à Charmant CEO : « si j’étais toi, je couperais les écrans après 21 heures, ça t’aiderait à mieux dormir », en général, il est encore dessus sur les coups de 23 heures et se lève le matin en se demandant bien pourquoi il a si mal dormi. Et pourtant, je peux vous garantir que niveau commandement abusif, je sais être proactive !
Voilà. Je pense avoir modestement réussi à démontrer que l’analyse de l’ami Rupert a autant de consistance qu’une jelly anglaise aromatisée à la pomme.
Imaginons maintenant qu’Adam, quoique brimé par sa compagne, eut fait preuve d’un peu de courage pour s’affirmer face à cette maîtresse de maison revêche.
Admettons qu’Ève fût du genre vraiment enquiquineuse, du genre impossible à faire taire malgré toute la délicatesse du monde (on va pas se voiler la face, on en connait tous. Et même, parfois, elles sont contrôleuses de gestion (https://bit.ly/4bm9nC0).
Quid, si Adam lui avait alors dit :
— Ecoute ma bonne Ève, t'es une épouse modèle ! Mais si, t'as que des qualités ! Et physiquement t'es restée comme je pouvais l'espérer : c'est le bonheur rangé dans une armoire. Et tu vois même si c'était à refaire, je t'épouserais de nouveau. Mais tu m'emmerdes... Tu m'emmerdes gentiment, affectueusement, avec amour mais TU - M'EN – MERDES ! (Un singe en hiver, 1962, écrit par Michel Audiard)
Ou, plus moderne :
— Ève, lâche-moi les orteils ! De toute façon, dès que je m’approche du pommier, j’ai les yeux qui piquent, la gorge qui me gratte et l’estomac retourné. Pour sûr, si je croque la pomme, je fais un choc anaphylactique. Cours chez maman, demande-lui mes antihistaminiques et un peu de sa tarte aux quetsches !
Quid, donc, si Adam avait un peu pris sur lui de décliner poliment mais fermement la proposition d’Ève ?
La face du monde en eût été changée. Non ?